« Si on n'a pas d'intention intérieure, les mots ne veulent rien dire. Je voudrais être un passeur, un messager. Je suis contre les acteurs qui se disent humbles serviteurs de l'auteur", disait-il de son métier.
(Article de RFI du lundi 30 juillet 2007, « Décès de l'acteur Michel Serrault »)
Michel Serrault - Le Bourgeois gentilhomme
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Le Bourgeois gentilhomme est une comédie-ballet en 5 actes de Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, faite au château de Chambord, au mois d'octobre 1670, pour le divertissement du Roi Louis XIV, et représentée en public, à Paris, pour la première fois, sur le théâtre du Palais-Royal, le 23 novembre 1670 par la Troupe du Roi.
Extrait de l’acte I, scène 3
M. JOURDAIN.- Hé non, ce n'est pas cela. Ce que nous disons tous deux, le langage que nous parlons à cette heure?
MME JOURDAIN.- Hé bien?
M. JOURDAIN.- Comment est-ce que cela s'appelle?
MME JOURDAIN.- Cela s'appelle comme on veut l'appeler.
M. JOURDAIN.- C'est de la prose, ignorante.
MME JOURDAIN.- De la prose?
M. JOURDAIN.- Oui, de la prose. Tout ce qui est prose, n'est point vers; et tout ce qui n'est point vers, n'est point prose*. Heu, voilà ce que c'est d'étudier. Et toi, sais-tu bien comme il faut faire pour dire un U?
NICOLE.- Comment?
M. JOURDAIN.- Oui. Qu'est-ce que tu fais quand tu dis un U?
NICOLE.- Quoi?
M. JOURDAIN.- Dis un peu, U, pour voir?
NICOLE.- Hé bien, U.
M. JOURDAIN.- Qu'est-ce que tu fais?
NICOLE.- Je dis, U.
M. JOURDAIN.- Oui; mais quand tu dis, U, qu'est-ce que tu fais?
NICOLE.- Je fais ce que vous me dites.
M. JOURDAIN.- Ô l'étrange chose que d'avoir affaire à des bêtes! Tu allonges les lèvres en dehors, et approches la mâchoire d'en haut de celle d'en bas, U, vois-tu? U, vois-tu? U. Je fais la moue: U.
NICOLE.- Oui, cela est biau.
MME JOURDAIN.- Voilà qui est admirable.
M. JOURDAIN.- C'est bien autre chose, si vous aviez vu O, et DA, DA, et FA, FA.
MME JOURDAIN.- Qu'est-ce que c'est donc que tout ce galimatias-là?
NICOLE.- De quoi est-ce que tout cela guérit?
M. JOURDAIN.- J'enrage, quand je vois des femmes ignorantes.
MME JOURDAIN.- Allez, vous devriez envoyer promener tous ces gens-là, avec leurs fariboles.
NICOLE.- Et surtout ce grand escogriffe de maître d'armes, qui remplit de poudre* tout mon ménage.
M. JOURDAIN.- Ouais, ce maître d'armes vous tient bien au cœur. Je te veux faire voir ton impertinence tout à l'heure. Il fait apporter les fleurets, et en donne un à Nicole. Tiens; raison démonstrative, la ligne du corps. Quand on pousse en quarte, on n'a qu'à faire cela; et quand on pousse en tierce, on n'a qu'à faire cela. Voilà le moyen de n'être jamais tué; et cela n'est-il pas beau, d'être assuré de son fait, quand on se bat contre quelqu'un? Là, pousse-moi un peu pour voir.
NICOLE.- Hé bien, quoi?
Nicole lui pousse plusieurs coups.
M. JOURDAIN.- Tout beau. Holà, oh, doucement. Diantre soit la coquine.
NICOLE.- Vous me dites de pousser.
M. JOURDAIN.- Oui; mais tu me pousses en tierce, avant que de pousser en quarte, et tu n'as pas la patience que je pare.
MME JOURDAIN.- Vous êtes fou, mon mari, avec toutes vos fantaisies, et cela vous est venu depuis que vous vous mêlez de hanter la noblesse.
M. JOURDAIN.- Lorsque je hante la noblesse, je fais paraître mon jugement; et cela est plus beau que de hanter votre bourgeoisie.
MME JOURDAIN.- Çamon* vraiment. Il y a fort à gagner à fréquenter vos nobles, et vous avez bien opéré* avec ce beau M. le comte dont vous vous êtes embéguiné*.
M. JOURDAIN.- Paix. Songez à ce que vous dites. Savez-vous bien, ma femme, que vous ne savez pas de qui vous parlez, quand vous parlez de lui? C'est une personne d'importance plus que vous ne pensez; un seigneur que l'on considère à la cour, et qui parle au Roi tout comme je vous parle. N'est-ce pas une chose qui m'est tout à fait honorable, que l'on voie venir chez moi si souvent une personne de cette qualité, qui m'appelle son cher ami, et me traite comme si j'étais son égal? Il a pour moi des bontés qu'on ne devinerait jamais; et devant tout le monde, il me fait des caresses* dont je suis moi-même confus.
MME JOURDAIN.- Oui, il a des bontés pour vous, et vous fait des caresses, mais il vous emprunte votre argent.
M. JOURDAIN.- Hé bien! ne m'est-ce pas de l'honneur, de prêter de l'argent à un homme de cette condition-là? et puis-je faire moins pour un seigneur qui m'appelle son cher ami?
MME JOURDAIN.- Et ce seigneur, que fait-il pour vous?
M. JOURDAIN.- Des choses dont on serait étonné, si on les savait.
MME JOURDAIN.- Et quoi?
M. JOURDAIN.- Baste*, je ne puis pas m'expliquer. Il suffit que si je lui ai prêté de l'argent, il me le rendra bien, et avant qu'il soit peu.
MME JOURDAIN.- Oui. Attendez-vous à cela.
M. JOURDAIN.- Assurément. Ne me l'a-t-il pas dit?
MME JOURDAIN.- Oui, oui, il ne manquera pas d'y faillir.
M. JOURDAIN.- Il m'a juré sa foi de gentilhomme.
MME JOURDAIN.- Chansons.
M. JOURDAIN.- Ouais, vous êtes bien obstinée, ma femme; je vous dis qu'il me tiendra parole, j'en suis sûr.
MME JOURDAIN.- Et moi, je suis sûre que non, et que toutes les caresses qu'il vous fait ne sont que pour vous enjôler.
M. JOURDAIN.- Taisez-vous. Le voici.
MME JOURDAIN.- Il ne nous faut plus que cela. Il vient peut-être encore vous faire quelque emprunt; et il me semble que j'ai dîné quand je le vois*.
M. JOURDAIN.- Taisez-vous, vous dis-je.
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